Profondeurs Irritées et surfances irritantes

 

GWEZENNEG : PROFONDEURS IRRITÉES ET SURFACES IRRITANTES
par Jean-Paul Gavard-Perret

 

gwezenneg 3

 

J.G. Gwezenneg, « Dessins, gravures, pâtes à papier, fragments d’épaves », Galeries des Editions Caractères, Paris.


Est-ce la seule manière de s'approcher de l’art ? Est-ce le seul moyen de franchir le pont entre le réel et sa représentation picturale  ? Toujours est-il que Gwezenneg a choisi de “ charger ” ses toiles et ses sculptures pour les faire passer aux aveux de la vie à travers la mort : les ossements, les rats ou les caméléons séchés “ jouent ” dans des ensembles où la surface n’est plus tendue (ou de manière paradoxale comme dans “ hommage à François de Terre-Neuvas ” dont le pantalon “ sèche ” à la manière d’un Christ en croix) et plate.

 

Elle devient porteuse de tout un arsenal qui, malgré sa valeur qu’on nomme dans l’art contemporain, détritique, enfonce ou soulève la surface afin de l’ouvrir à une autre dimension plus complexe et qui n’est pas sans rappeler (mais de manière plus ordonnée) le Rauschenberg des collages et des assemblages des “ Combine Paintings ”. 

 

L’artiste breton “ exilé ” dans le bocage marin de La Hague nous enseigne comment il faut aller chercher chaque fois un peu plus loin la surface. Elle ne se contente plus d’être le territoire de l’illusion sur laquelle le leurre de l’image vient se poser.  Elle en devient le nid ou plutôt le tombeau. Elle n’est plus sans rappeler (paradoxalement) les gravures sur bois colorié des anonymes allemands du XVème siècle (Plaie du Christ et Croix du Christ par exemple).

 

Dans le coeur de la matière (bois principalement) une masse mixte fait signe et devient le pressentiment que la matière investit la sculpture (à voir toujours de face – ce en quoi elle se rapproche de la peinture) comme un enfant à naître occupe le giron de sa mère. Le support n’est plus là afin d’exhiber des équivalences figurales. Par les matières que l’artiste travaille de divers surgit une autre spatialité.  Ce qu’il convient d’appeler encore surface se décompose en un ensemble de parties convexes (utérus, creux) et convexe (coeur vulnéré) et ouverture de la mise au monde par la mise au tombeau (en une suite de girons qui s’écartent, se révulsent dans le jeu des  épaisseurs).


Gwezenneg renvoie l’art à la consistance d’un organe plein à travers les matières qui le constituent. Il cherche à incarner la “ corporéité ” par laquelle la matière travaille la réversion figurale - ainsi que la logique habituelle du repli imaginaire - en transformant le support (bois) lui-même en un véritable lieu “ morphogénétique ” sous la forme de totems ou de croix qui ne renvoient plus à un visage christique. Ceux-là ouvrent à une nouvelle condensation de l’image qu’ils induisent par leur nature symbolique mais dans laquelle les symboles eux mêmes échappent à une vision anthropomorphique.

 

L’iconographie parle au sein même de la matière et ne renvoie plus aucunement à une quelconque gloire céleste de l’image mais tant celle-là est loin des écoeurantes  couronnes qui bordent et entourent la figure christique dans les peintures du XVème siècle citées plus haut.

 

L’artiste remplace la dévotion médiévale  et ses représentations de connivence par des matières qui font chavirer la platitude sous l’effet de charge du bois flotté.

 

Une telle injection de matières hétérogènes ne voile pas la représentation (comme l’a proposé toute une imagerie surréaliste ou même plus près de nous chez un Tapiès) : elle lui substitue un bouleversement de son corpus. A l’effet classique de pans surgit  un espace hérétique dans laquelle la matière-support devient l’objet de liturgie païennne qui exalte la vie au sein d’une violence qui danse (macabrement) entre la mort et le morbide.

 

L’emprise d’une telle hétérogénéité devient pour l’artiste le moyen de tuer tout maniérisme de l’art qu’il ne s’agit pourtant pas de nier mais il convient de l’extraire du regard dévot qu’on lui accorde afin de le remplacer par un regard plus païen vers ce qui à la fois devient nocturne et enflammé.


Bois flottés, cadavres d’animaux , ossements, crâne, poils, pâte à papier font travailler notre imagination là où ce qui est montré - par celui qui est autant un épaveur aussi pieux que pervers qu’alchimiste - devient  proche et étrange.

 

Nous  n’abordons plus l’art à travers une surface lisse, rassurante. Les matières “ importées ”  inséminent et disséminent une visibilité peut rassurante et qui fait réfléchir sur la notion même de Temps. L’art n’est donc plus là pour nous faire passer du fantasme à son reflet imité. Il est l’autre que nous ne pouvons oublier : l’autre semblable et frère (même si ou parce que il s’agit d’ossements)  et qui prend – par exemple – la figure de totem ou de reliquaire dégingandé où jouent dans un humour terrible les compulsions de vie et de mort.

 

Tout en tension et violence, l’art de Gwenzenneg cherche pourtant à nous faire une douceur proche cependant de la révulsion.  Il reste donc avant tout un acte de puissance plus que de jouissance où le temps est arrêté au sein même d’éléments qui en disent la fragilité. Plus question de trouver le moindre confort. Ce qui jaillit des œuvres semble provenir directement de la matière et non du discours événementiel qu’elles “ illustreraient ”. Rien d’illustratif en effet chez l’artiste qui ne cesse de faire dériver leur champ de perception pour un autre. De visuel il devient kinesthésique.

 

Emerge une horreur mélancolique  mais aussi une drôlerie là où le soyeux et le lissé laissent place à l’accident mortel. L’image défaite-reconstruite joue pourtant d’une forme d’entente tacite avec la vie. Nous y sommes non  invités mais jetés comme s’il fallait préférer la douleur du crépuscule à la splendeur du jour.


C’est pourquoi, entre peinture et sculpture, chez Gwezenneg, un langage particulier, fascinant et atroce, remonte à la surface à l’image des bois flottés qu’en glaneur des océans il récupère afin de créer des tombeaux pour feindre le baiser funèbre dans une oraison fausse. Apparaissent une nécessaire  rouerie et l'indispensable affront à la langue.


L'homme ne peut qu'en sortir - sans rougir - mais en avouant sa perdition. Dans la nudité de l’ossement et des restes surgit l’histoire de l’être, histoire que le créateur ferme et laisse béante. Les totems et ses croix (parfois d’ailleurs mixés comme dans son “ Totem tu croixrat ” (2003) où un rat a pris la place du Christ Roi)  éclatent  comme un tocsin sur les mégéries de la mer. Par une telle mise en dérive de la crucifixion, l’artiste rend dérisoire tout grand soir, tout futur épiphanique.

 

Ne demeure qu’une mise à plat du vivant là où on ne passe plus sous silence mais où on passe au silence - pour voir dedans, pour voir les niches que l’auteur a construit et que parfois les vers ont créés en creusant des galeries dans le bois afin de s’en nourrir avant de finir noyés dans un bain amniotique. Bien des préjudices sont ainsi mis à jour.

 

Les ordres des repères, des corps constitués sont rompus pour nous rappeler de manière oblique (mais aussi en pleine figure) combien le corps court dans ses feintes de délivrance à sa perdition. Car si ce sont bien des cadavres de poissons ou de rongeurs qui sont encastrés dans des reliquaires dérisoires et quasi désopilants c'est bien le corps de l'homme qui se trouve défait et enfoncé.

 

C'est pourquoi l’art "dévot" n'en aura jamais fini avec Gwezenneg. Celui-ci ne peut susciter qu'une furieuse réprobation qui témoigne de son efficience. Car il devient le rival et le pourfendeur d’une vision anthropocentrique de l’être  par l’instigation d’un ordre religieux renversé. L’artiste ne s'intéresse – dans la croix comme dans le totem - qu'à l'objet d'impiété, mettant à mal, par secousses, ceux qui feignent de vénérer tout sacré.

 

A ce titre, l'orgie de l’image est son domaine d’autant qu’il pousse la brutalité et la trivialité de manière exacerbée et qu’il témoigne des assauts de la barbarie découverte par la propre barbarie de langage plastique. Ses croix et ses totems ne sont donc que des amères odalisques au front ceint de sorte d'amanites obscènes.


Les œuvres de Gwezenneg font preuve d'une rare voracité dans le rapt iconographique qu’elles proposent tant elles happent, déchirent, avalent avec leur "renvoi" irrécupérable, leur éructation visuelle d'autant plus âpre qu'elle passe par la bande. On n'est plus dans un corpus non seulement jubilatoire mais expropriateur là où l'homme qui croit s'emparer de tous les trésors ne récolte au bout du compte que des ruines.  La grandeur humaine se perd et l’art sort - pour son bien - de l'humanisme.

 

L’être n'est pas seulement un roi nu (dont son pantalon pend quelque part) il est rien et même son cadavre est remplacé. Celui des animaux est tout ce qui demeure du festin orgiaque comme si l’être n’avait même plus de secret à révéler. Il n’est plus que sa perte, son effacement. Seul demeure comme témoin de l’humanité celui qui a créé (à l’aide d’ “ ouvriers ” involontaires) “ L’aragne porteuse d’arac’hs ”. Fier meurtrier et bourreau de lui-même, dépossédé,  l’artiste refuse cependant de s'emparer d'un monde nostalgique comme est octroyée une barbaque avariée à la hyène dans un charnier.


Dans le désenchantement Gwezenneg ne s'enivre que des forces de son délire afin de créer son théâtre du vide, sa liturgie païenne des humiliés qui pour se venger n’ont pu que vassaliser les rongeurs dans des pièges carnassiers. Hommes et animaux, prisonniers et victimes, ne trouvent dans l’œuvre qu'un chemin de croix inversé marqué du sceau ou du devoir de la monstruosité “ panique ” (au sens où l’entend Arrabal). Fils perdu de la mère, fils maudit  du  père, l’artiste fait de son errance et de l’injonction punitive une fleur vénéneuse dans la déchetterie d'un corps qui ne s'appartient plus et qui est remplacé par celui d’un autre.  Du corps ne reste – en dehors des cadavres momifiés – des totems et des croix inversés par celui qui est bien plus libertaire que libertin.

 

Face au désir (enfantin) d'absolu qui construit tous les faux-sens en le clivant sur une singerie de la spiritualité et de sa potion magique (Viagra mystique), le langage de l’artiste s'ouvre à sa propre fente pour dire la manque, l'absence d'être. Le travail de  Gwezenneg reste un travail de violence afin de faire sauter tous les carcans et les jougs des modèles, tous les pères et mères  dont le propos n'est pas d'engendrer mais de tuer dans l'oeuf au nom d'une terrible Loi tribale qui corsète notre société et que l’artiste a magnifiquement instruit dans une pièce majeure et digne de Bosch : “ Nœuds des collines en sécrétions ” (2007).


La crudité et la cruauté de Gwezenneg s'apparentent par delà la provocation à une sorte de cannibalisme icoographique. Il nous fait franchir la frontière entre la terre matricielles et la mer(e) marâtre, il nous permet aussi de changer de corps, de lieu, de temps. C’est ce qui touche à notre plaisir, à notre jouissance et, en conséquence, à nos possibilités d’angoisse puisque nos certitudes se voient interpellées par cette traversée.

 

La ligne de ce passage inscrit  une coupure mais pas celle que l’on attendait puisque le voyageur ne fait qu’emmener avec lui ses propres bagages, son propre inconscient que l’artiste titille. Ce que nous prenons pour l’autre (animalisé) n’est que notre miroir. Notre image pieuse a changé de corps : surgissent l’âcreté et l’amertume qui désagrègent la jouissance d’un franchissement qu’on croyait réel mais qui butte en une étrange torsion.

 

On tombe dans le décor, on se retrouve du même côté de la frontière qu’avant de l’avoir traversée. Il n’empêche : l’altérité proposée par Gwezennec provoque une confrontation autant carnassière que nourricière pour l’advenir à soi. Et c’est parce que notre narcissisme ne se quitte pas que nous sommes autant interpellé dans ce déportement sur la “ barque œil plomb des lutoms ” (2000) ou dans l’enferment dans la “ niche lutoms en sécrétions ”  (2001).

 

Barque et niche se ferment sur nous. L’artiste souligne la difficulté de se situer en un tel franchissement puisqu’il faut s’extraire de la pure illusion et de la simple la transgression que provoquent croix et totems dégagés de leur signification première. Cela engendre une peur immense comme si soudain la frontière n’existait plus entre le dehors et de dedans sans qu’une forme de pseudo-préservation puisse opérer.


Gwezenneg fait franchir de la sorte un pas important. Ce qu’il montre n’est pas un lieu ou plutôt un lieu décalé  qui a valeur en notre imaginaire soudain dérouté d’abcès de fixation. L’oeuvre devient le rebord de l’être, le rebord extérieur. Elle possède la puissance de percer notre inconscient. C’est pourquoi, le “ mal ” dont elle semble façonnée n’est plus une substance ferme mais un reste d’érosion, un dépôt. L’unité de l’être chancelle sous les pièces du puzzle dans lequel l’artiste nous plonge, nous abîme.

 

Tout vacille dangereusement, bascule. D’où la force de ce franchissement, de ce passage et la terreur qu’elle suscite en sa franche drôlerie. Elle devient la source terrible de vie qui explose et se défonce en son feu souterrain. La création n’est donc pas celle de la mort que l’on se donne ou qui nous est donnée mais – par delà ses images de mort – celle de la vie qui hante et à laquelle Gwezenneg donne paradoxalement la plénitude de ses formes primitives. Ce qui fascine c’est l’horizon, le creux, l’ultime tissu du monde, ses niches, sa ténèbre inversée, l’extase troublante qui découragent les morts. 

 

En sacrifiant l’intégrité des organismes, l’artiste trouve les nécessaires dénudation et crucifixion de l’image qu’il oppose à un état fermé de repli sur elle comme sur soi. En ce sens son travail répond à l’injonction de Bataille : “ une oeuvre est oeuvre seulement quand elle devient l’intimité ouverte de celui qui la crée et de celui qui la regarde ”. 

 

Reste à savoir si nous avons le courage d’affronter les rats morts qui nous hantent et si nous avons la force de lever le secret de notre intimé la plus profonde afin de partager celle de l’artiste pour fonder avec lui une communauté inavouable au moment où l’esprit, sortant par les yeux, affronte dans les canyons de notre inconscient les monstres qui nous hantent – qu’ils soient morts ou vivants.

 

A l’occasion de cette exposition publication de deux livres de bibliophilie avec des poèmes de Jean-Pierre Bigeault : « Petits tas d’épitaphes » et « D’Uruffe à la Hague ».

 

Jean-Paul Gavard-Perret

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